Jean Gosset (1912-1944)

L’école au jour le jour

Notes sur ma classe - Marcelle Bernard 1906-1909

Notes sur ma classe au jour le jour

Marcelle Bernard 1906 – 1909
Qu’importe de ne point trouver ?
D’autres trouveront après moi –
Je cherche. –
1906
Comment on joue à la Maternelle

Point n’est besoin ici de jouet compliqué. On joue avec tout, avec rien. Ce n’est pas toujours hygiénique ni propre, mais c’est consciencieux et appliqué.
Ainsi l’eau, et encore plus la boue, attirent invinciblement ces petits canards. On joue à laver les portes avec l’eau du ruisseau et son mouchoir, quel mouchoir ! On joue à ouvrir les bouches d’égout, pour y faire des feux.
[1907]

Problèmes sur la multiplication

Ne pas faire dire fois plus aux petites, mais tant de fois telle somme.
Ainsi :
1 crayon coûte 0 f., 10
15 crayons coûtent 15 fois 0 f., 10, et non 15 fois plus.

Dessin

Les hachures parallèles, acheminant vers les ombres nettes.
Les traits de force – l’idée du relief.

Discipline

Punitions : ne sont que la conséquence rigoureuse de la faute. Que l’enfant sente qu’elle se punit elle-même. – Devoir à refaire, etc. L’enfant n’aime pas à se différencier des autres : utiliser. Forcez-la à garder un certain temps l’attitude répréhensible qu’elle a prise. Coude sur la table un quart d’heure. Rester debout 5 minutes, etc. Obliger à continuer l’amusement commencé : Vous faites des bonshommes, j’en veux 10 pour demain, ou tantôt. Vous ferez ce que nous faisons en ce moment pendant la récréation.
Tâcher de créer l’amour-propre de la collectivité. Les faire solidaires autant qu’il se peut. Arriver à ce que la collectivité n’admette pas la possibilité d’un bruit dans la classe, d’un acte de rébellion, etc.

Les récompenses

Il y a dans nos écoles trop de classements et de points. Les enfants deviennent d’une âpreté de… juif polonais !* Je voudrais diminuer cela. Mes récompenses : m’apporter ce dont j’ai besoin, être désignée pour les actes d’initiative, pour une mission de confiance, mais jamais pour surveiller les autres. Si je m’absente, c’est la classe qui surveille la classe. J’essaie d’habituer les enfants à être très fières de mes éloges ; j’en suis plutôt sobre mais j’ai toujours l’air d’être sincèrement contente quand je dis l’être. Mes petites ont fini par être heureuses de ce simple mot : C’est bien ! Dans les grandes occasions, quand elles se sont montrées dignes de ma confiance, je les remercie de ce qu’elles ont fait. Autant que possible les récompenses sont d’ordre général. Une expérience pratique annoncée d’avance, promise comme récompense, est une joie lorsqu’elle arrive. On fait de ces bambines tout ce qu’on veut avec la Diction ou le Chant comme appât : j’y reviendrai.
* Voilà bien une notation d’époque ! Précisons que la meilleure et grande amie de Marcelle, Henriette Lévy, était juive. Ma grand-mère était sans doute dreyfusarde, mon grand-père, en tout cas, à ce qu’on m’a dit, l’était… [D.R-G.]

Rentrée de Pâques

Grande joie, j’ai tenu ma promesse : un grand tableau, une aquarelle, « Les Nids des Oiseaux » a remplacé l’horreur d’image qui s’étalait sur le mur. Justement, j’ai quitté ma classe pour un mois. L’intérêt général passe avant mes petites manies, dont la plus ridicule est d’aimer mes mioches, déjà ! Mes pauvres petites se jettent dans mes jambes à toutes les récréations, me harcèlent de questions sur la date de mon retour parmi elles ; je ne puis plus paraître dans la cour sans avoir autour de moi vingt moineaux piaillards et joyeux. Chers petits museaux, mes petits laiderons, comme vous êtes gentilles ! On me regarde, ahuri ! J’ai l’air d’une mère poule ? J’aime ça, moi !
Eh oui, elles m’aiment, mes Bagnolettes, et je sais bien pourquoi. C’est que jamais je ne les fais travailler. Non. Nous travaillons ensemble. Et elles le savent si bien qu’elles me disent : « Dites, Mademoiselle, vous venez chercher le problème ? » On cherche ensemble, on hésite ensemble, on trouve ensemble, si bien qu’à la fin nulle ne pourrait savoir qui a trouvé, ni qui s’est trompée.
Puis mes filles croient maintenant que tous mes actes sont rigoureusement justes. Je ne crois pas qu’il soit si mauvais que cela de leur donner les raisons de ce que l’on fait. J’ai soin qu’elles voient toujours pourquoi je fais ou ne fais pas une chose, surtout en matière de récompenses et punitions.
Les figures terreuses s’éclaircissent, on commence à soigner ses mains, sa chevelure. On cire ses chaussures. Le 27 Mars le médecin est venu faire une inspection ~ rapide ~ de propreté. Il s’est épanoui d’aise. Elles avaient l’air de quelque chose, mes filles ! Détail touchant : j’ai préconisé l’emploi de la pierre ponce ; au bout d’un mois, le nombre des « adeptes » s’était porté de 21 à 36. Or une petite malheureuse, R…, n’ayant pas les moyens de s’en fournir, la petite G. lui apporte tous les matins sa pierre ponce pour enlever l’encre dont chaque jour elle se gante généreusement.

31 Août 1909
Tout ce qui précède fut écrit au début de 1907. Rien depuis, et pourtant que d’efforts et de tentatives !

Une année scolaire encore à Bagnolet ; pendant laquelle je me suis attelée au plus pénible travail de défrichement ! Piètres résultats d’ailleurs ! Une autre année à Fontenay : des élèves indifférentes, à qui tout est dû. Impossible de les émouvoir ; que de fois j’ai regretté les jours où un souffle d’émotion passait, à Bagnolet, dans la misérable classe, sur toutes les têtes chétives, souvent mal peignées ; à Fontenay, elles sont plus propres, mais pour elles la maîtresse est et reste une étrangère, payée pour donner au long de la journée problèmes et dictées. On va à l’école parce que c’est dans l’ordre, on s’y ennuie six heures, et on la quitte pour aller jouer, sans guère plus d’enthousiasme. J’ai souffert là surtout de l’impossibilité d’un rapprochement entre nous. Quelle différence avec ce dont j’avais l’habitude.
J’espère cette année, à Montreuil, retrouver les cœurs désireux de se donner que j’avais à Bagnolet. Les tares seront peut-être nombreuses, profondes, attristantes, mais mon action sera. Je ne serai pas seulement un phonographe scolaire, là. Je pourrai peut-être donner de moi-même sans sentir continuellement que, ce que je donne, on n’en veut pas.
Je vais avoir des petites ; je serai sans doute au début bien maladroite. Mais le travail et l’effort ne me font pas peur. Je les aime. Ils me sont nécessaires. Ce qui m’abat, ce qui me rend la tâche épuisante, c’est de rester l’étrangère, c’est qu’on ne veuille pas de tout ce que j’offre, les bras ouverts.

29 Septembre au soir
Troisième jour de classe

Et déjà je les aime, mes bambines, et déjà mon cœur ouvert voudrait tout donner de ce qu’il a de meilleur. Quoi, quelle chose autre donnera jamais cette fièvre ardente d’agir et de faire oeuvre ? Où y a-t-il ce don absolu de soi-même qu’est l’enseignement ? Cet enthousiasme ardent est la plus pure des joies. Tout m’intéresse avec mes mioches. Une addition est amusante, puisqu’elle est la conclusion d’une histoire, et l’histoire m’amuse autant que les mioches. Elles le voient bien, et ça n’en vaut que mieux. J’ai des bambines de sept ans qui sont à croquer. C’est haut comme le banc, et ça vous écoute, et ça se prend au sérieux ! J’en ai aussi de bien malheureuses, le rebut de l’école, toujours punies. J’essaie de leur parler doucement. Ça les étonne, … et les calme.

Plus que jamais j’ai la conviction qu’il faut bien étudier une enfant avant d’adopter une quelconque façon d’agir. On fait quelquefois de l’irréparable en allant trop vite. J’ai une enfant de huit ans qui m’inspirait une aversion instinctive, je ne sais pourquoi. Elle est parfois agaçante. Trois fois ce matin, j’ai eu envie de la secouer. Ses yeux de bon chien m’ont arrêtée, heureusement ! A midi, sa mère lui a déclaré qu’elle garderait les petits frères jusqu’au soir : Maman devait livrer de l’ouvrage. La petite s’est mise à pleurer, parce que « elle aime bien venir à l’école », et Maman impatientée l’a frappée ; mais elle a obtenu de venir à l’école et de ne la quitter qu’à trois heures et demie. J’ai su cela à une heure. Tout l’après-midi j’ai observé la fillette. Elle travaillait avec application, sans se laisser distraire. Et je me suis sentie très peu devant l’humble petite, si laide et si peu attirante.

Elles sont bavardes et remuantes, mes bambines. Mais dès que je les occupe, c’est fini. Aussi, je ne les lâche pas. J’accroche au début de la classe leur attention avec un hameçon ; il est solide et la corde aussi ; rien ne casse. Je parle sans cesse, sauf quand c’est leur tour. Et nous ne nous donnons pas le temps de faire du désordre. Par exemple, si quelqu’un entre dans la classe, la Directrice par exemple, si nous causons cinq minutes, ah bien, mes moineaux s’en donnent. Pas le respect de l’autorité, mes oisillons ; respect de rien d’ailleurs ; on ne les intimide pas. « Intéressez-nous ou allez vous-en. » C’est bon, c’est bon, on vous prendra comme vous êtes, et même, sans que vous vous en doutiez, on vous changera un peu.
On rirait bien si on lisait ce que j’écris après trois jours de classe. Mon enthousiasme paraîtrait ridicule. Je laisserais bien rire, moi qui sais.
Moi qui sais quel réconfort, quel courage, on peut trouver à faire ce métier que j’aime, je n’aurai jamais assez d’enthousiasme, de foi et d’amour pour l’exercer. Il a été le sauveur, il l’est encore ; je lui dois la force de vivre. Mes petites en profiteront. C’est à mon troupeau de chères toutes petites que je paierai ma dette.

26 octobre
Elles m’ont exténuée aujourd’hui !

Elles sont soixante-dix pour quarante-huit places, et aujourd’hui la pluie a rendu impossibles les récréations. Travail nul. Est-ce leur faute ? la mienne ? Je ne suis pas assez calme. Quand elles sont impossibles à fixer, je montre trop mon ennui de ne rien faire d’utile. Je voudrais qu’elles comprennent la valeur du temps perdu. Impossible.
Enfin, demain vais-je les calmer ? Il y a trois jours qu’elles sont ainsi. Elles sont si mal installées, les pauvres mioches.
Je vais demain apporter du nouveau. Des tableaux pour orner la classe. Ça les tiendra tranquilles, la curiosité de voir cela accroché ! J’aime ces récompenses collectives, en dehors du système néfaste des points et des classements.
Ce soir j’ai eu une idée bizarre. Je me suis inspirée d’un fragment de Chateaubriand et je leur ai fabriqué une chanson ! Regrets du pâtre écossais, que je ferai coïncider avec le programme : amour de la patrie en morale.
Puis comme j’étais obsédée par la façon dont elles avaient hurlé tantôt dans le préau : « Quand j’étais petite fille, mes moutons je les gardais », j’en ai fait une adaptation très simple, assez mélodique il me semble, et je m’en suis servie pour ma chanson. Ça me paraît bon. Nous verrons à l’usage. Je suis contente de ce que j’ai fait, ce soir. Ainsi cette journée de mauvais travail n’aura cependant pas été inutile.
Les adaptations des chants populaires me plaisent. Elles servent à leur montrer ce que peut donner une chose très simple bien chantée. Le contraste avec la façon dont elles braillent la chanson connue les frappe.
J’ai trouvé ceci à leur dire pour qu’elles s’écoutent chanter : « Quand on chante quelque chose de beau, il faut avoir peur de l’abîmer. C’est comme si on vous donnait une chose très fragile et très belle à porter. Prenez-en grand soin. » Ça a mordu.
J’enseigne mal le calcul. Je me fais honte. Je fais de mon mieux. Comment trouver ?

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Etude de cas

Samedi 13 Avril 1907

Marguerite DESPRES 10 ans

Marguerite Després est une instable. Elle a 10 ans, et paraît à peu près son âge. Nul signe apparent de dégénérescence. Le regard, peut-être, fuit un peu par instants. Mais l’enfant a eu les yeux malades durant plusieurs mois.
Elle est éveillée, ~ trop ; vive, encore plus. Sans être méchante, elle passe pour l’être. Elle querelle assez fréquemment ses compagnes, et fait des sorties en pleine classe pour un rien. L’obstination à la faire céder crée et augmente sa résistance. Ne pouvant fixer son attention, elle ne sait pas lire. Elle ne sait rien d’autre. Si pourtant, elle récite par coeur les prières apprises au catéchisme. Elle subit l’intimidation du milieu nouveau. Elle a de vagues connaissances en toutes choses, à force d’entendre ses compagnes. Elles n’est pas en rébellion constante, mais son instabilité rend la discipline très pénible, elle est la terreur de sa maîtresse.
Depuis la rentrée de Pâques, Marguerite tourne autour de moi. Je ne la vois pas. Je fais mardi la classe de garde. Elle tâche d’attirer mon attention. Elle m' »essaie » par une de ses petites scènes coutumières. Elle compte sur ma résistance pour produire son petit effet : « Je veux me sauver. – Sauve-toi. » Elle sort par une porte et rentre par l’autre. Je n’ai rien vu. Effet manqué. Elle charge alors une compagne de me dire qu’elle m’aime bien. Cette déclaration me laisse muette. M. D. est désorientée. Jusqu’à six heures elle ne bouge plus.
Les jours suivants, elle continue à tourner autour de moi. Vendredi, elle me déclare qu’elle ne veut pas me quitter. Afin qu’on ait la paix en cinquième classe, je la prends dans la mienne. Elle ne bouge pas.

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