Rapport sur les travaux effectués d’avril 1942 à avril 1943
Le texte ci-joint constitue un projet et un canevas pour une première rédaction d’un chapitre sur la notion de structure dans la pensée scientifique. Ce chapitre est destiné à occuper la place la plus importante dans ma thèse principale sur l’Explication. Il est présenté ici, pour éviter trop de longueurs et en raison du caractère encore incertain de plusieurs points, sous une forme incomplète et abrégée. À la fin j’indique les directions dans lesquelles je compte m’orienter et la manière dont les problèmes me paraissent actuellement se poser.
Comme on le verra par cet exposé, j’ai cherché pendant cette année à la fois à trouver chez les mathématiciens une élaboration de la notion de structure, et à poursuivre l’inventaire commencé l’an dernier des diverses formes de cette notion dans les sciences de la nature. La physique mathématique telle qu’elle se présente dans la mécanique ondulatoire par exemple fournit une transition naturelle entre les deux domaines. Mais on peut chercher à obtenir une vue plus générale : dans beaucoup de cas les structures nous paraissent consister en un nombre non seulement fini, mais petit, de relations qui peuvent être unies entre elles par des relations du second ordre. Les relations d’ordre y jouent aussi un rôle prépondérant. Dans quelle mesure ces propriétés (dont les types chimiques et les systèmes d’axiomes présentent deux réalisations très différentes) peuvent-elles être rattachées à une théorie générale comme celle de Ore et de Glivenko ou une autre du même genre ? C’est le principal point que je compte chercher à élucider dans la suite.
Enfin, comme exemple de superposition d’explications structurales à différents niveaux d’abstraction, je compte étudier plus particulièrement la science des cristaux, dont l’importance dans le développement de la physique moderne a été considérable et qui s’étend de la simple description minéralogique des formes cristallines jusqu’à la théorie des réseaux d’une part, et de l’autre jusqu’à l’étude de la constitution interne des atomes.
J’ai pour un temps mené de front ces études et des recherches relatives à l’explication historique, qui constituait la seconde partie de la thèse projetée. J’étais notamment arrivé à penser que la généralité en histoire – généralité au sens aristotélicien – était inévitablement illusoire ; la possibilité d’établir des types abstraits d’événements, quand elle ne relève pas simplement d’un point de vue sociologique, est liée à la constitution de séries ordonnées vers un terme – en général le terme de la série le plus voisin de l’époque de l’historien – qui finit par apparaître comme le modèle de tous les événements de la série ; mais la véritable intelligibilité historique n’est pas fournie par cette « analogie » avec les faits contemporains, mais par l’ordre même de la série des événements semblables, – ordre où les différences sont aussi importantes que les ressemblances. L’intelligibilité que l’événement plus récent fournit aux plus anciens est du type que j’ai appelé (en m’inspirant de Maurice Blondel) « prospectif », et non analogique : il consiste dans la révélation progressive d’une réalité historique (institution par exemple) par et dans son développement, – de même qu’un individu révèle progressivement sa nature à mesure que ses puissances s’actualisent, à mesure surtout qu’il se forme lui-même en face des événements successifs.
J. GOSSET. 12 MAI 1943.
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