Contribution à l’étude du génie
(Notice sur les travaux en cours – Avril 1941– Jean Gosset, professeur agrégé de philosophie au lycée de Vendôme)
Le problème du génie me semble, avec celui de la responsabilité et quelques autres, être de ceux dont la solution philosophique reste la plus incertaine, et auxquels les idées exposées à propos de l’Explication pourraient apporter des éclaircissements au moins partiels.
D’autre part le génie me paraît plus directement abordable que par exemple le héros ou le saint, car il existe déjà sur ce sujet de nombreux travaux qui fournissent des données (surtout psychologiques et esthétiques), et d’autre part il fait moins immédiatement intervenir la notion de valeur, bien qu’elle n’y soit peut-être pas moins importante ; les paliers intermédiaires sont plus nombreux. Je voudrais en effet limiter la question, éviter de traiter directement et pour elle-même la théorie des valeurs, et me borner à une explication partielle, limitée à un point de vue bien déterminé, de la nature du génie. Il s’agirait de montrer quelles clartés l’étude faite par ailleurs sur l’explication me paraît pouvoir apporter au problème, sans prétendre arriver par là à en rendre compte intégralement et sans vouloir donner trop de portée à deux travaux qui, tout en s’ouvrant sur la métaphysique, restent pourtant constamment en deçà d’elle.
I
Il sera d’abord nécessaire d’inventorier les interprétations déjà proposées
D’une part le point de vue sociologique réduit le génie à n’être qu’un produit des conditions qui le déterminent : temps et milieu (Taine, Dürkheim, etc.). D’autre part diverses tentatives d’explication psychologique cherchent à comparer le génie au talent exceptionnel, à l’anormal, – soit pour le leur assimiler, soit pour le leur opposer. Mais ces deux groupes de points de vue se complètent plus qu’ils ne s’opposent, et sont en réalité solidaires ; ce sont des manières d’expliquer « analytiquement » le génie, de le réduire purement et simplement à ses éléments. Chacun vit des insuffisances de l’autre, si bien que leur combinaison, condamnée sans doute à rester stérile, n’a guère été tentée. Leur échec est d’abord celui de toute explication analytique, qui croit rendre compte du réel en en juxtaposant les éléments, ou même en le « ramenant » à un seul facteur (folie, ou conditions [historiques ou sociales) ; c’est aussi,] peut-être, celui de l’explication « scientifique » (au sens traditionnellement restreint du mot science) devant les êtres singuliers. Pour ceux-ci seule est efficace une explication du type « historique » et « prospectif », que la connaissance des lois scientifiques générales ne fait que rendre possible.
Aussi faudrait-il faire une place importante à l’attitude qu’on pourrait appeler romantique
Le génie est ici le mythe de l’individualisme absolu ; pas plus qu’il ne tire des dons de la société les éléments du message qu’il apporte à l’homme incompréhensif, il n’est responsable devant elle ni justiciable des lois communes. L’attitude romantique a eu le mérite de tenter une théorie purement intrinsèque du génie, de distinguer l’être singulier, unique en son genre, de tout ce qui n’est qu’exemplaire répétable ; mais elle n’a évidemment pas pris conscience de la portée épistémologique de son point de vue, et paraît due plutôt à un mysticisme assez confus qu’au souci de la rigueur. D’autre part on comprend mal la manière dont l’œuvre géniale exerce son influence, comment le génie ne reste pas toujours méconnu. Vigny ne nous livre pas le secret de la portée des poèmes de Chénier. La question de savoir ce que représente l’homme exceptionnel pour les autres hommes – en dehors d’un mythe –, en quoi il transforme leur existence et leur mentalité, est accessoire pour ceux qui considèrent dans le génie avant tout l’homme lui-même, ou plutôt l’individu surhumain qu’on exalte jusqu’à lui vouer un culte.
Ce point de vue n’est pas si éloigné de la position traditionnelle depuis Platon du problème du génie, où il est représenté comme un être inspiré par quelque dieu ou démon ; et les recherches psychologiques n’ont guère tenté autre chose que la réduction du dieu ou du démon, suivant la bonne orthodoxie comtienne, à quelque rapport constant entre des phénomènes. Mais l’attitude irrationaliste, mystique ou romantique, nous condamnerait à ne rien comprendre. Elle marque en tout cas l’aspect inintelligible du génie.
II
Il est légitime de tenter l’analyse de l’œuvre d’un génie en expliquant tels caractères ou aspects par des lois psychologiques
Mais en pratique, concrètement, l’explication historique est plus efficace ; on invoquera les circonstances où se place la composition de l’œuvre, le caractère de l’auteur, sa « psychologie individuelle », l’influence des prédécesseurs, les imitations, réminiscences qui ont pu intervenir, et même les réactions contre les influences. Mais c’est dans la mesure où l’œuvre échappe à cette explication historique elle-même que son auteur a quelque chance d’être un génie. Il faut pourtant au moins ajouter à cette définition négative que le génie contribue à déterminer par son influence les œuvres postérieures, et même, au-delà des œuvres, souvent la mentalité, le genre de vie et l’idéal des hommes.
Un homme a donc d’autant plus de chances d’être un génie que :
1°) il est moins explicable par le passé qui l’a précédé ;
2°) et peut-être surtout, il explique davantage lui-même le temps qui le suit. On peut se demander si, lorsque survient la prise de conscience qui fera reconnaître un homme comme un génie, elle ne commence pas par l’émerveillement devant les transformations matérielles ou spirituelles constatées, pour remonter ensuite à celui qu’on en considérera comme l’origine ; c’est cet apport créateur qui nous permet de distinguer le génie parmi tant de talents.
L’explication « prospective » du génie (par ses conséquences) fournit ainsi le critère nécessaire pour le distinguer du talent : celui-ci n’est que réalisateur ; le génie au contraire est créateur, c’est-à-dire apporte une véritable nouveauté qui doit être appréciée comme telle historiquement. Il peut au surplus être ou non réalisateur ; s’il ne reste jamais velléitaire, sa réalisation peut n’être qu’ébauchée ou très brève ; le talent au contraire exige une réalisation achevée.
D’ailleurs le génie ainsi envisagé, comme toutes les réalités singulières, apparaîtra aussi « explicatif » qu’il est « expliqué ». Il possède la seconde des deux espèces de clarté suivant Bergson, celle de la lumière plutôt que celle de l’objet éclairé. Il devient, contrairement à un préjugé répandu et par opposition à sa représentation romantique, suprêmement intelligible.
Sa valeur éclairante n’est pas en vérité purement historique au sens étroit d’une chaîne linéaire de causes. Plus que de tout fait ou de tout être individuel on peut dire de lui que ses conséquences s’irradient très largement en tous sens.
Aussi doit-il être considéré :
1°) dans des « séries historiques » relatives à une activité déterminée qui a été le centre de sa vie. Ces séries sont d’ailleurs de deux sortes au moins, les unes donnant de vastes vues d’ensemble où les génies se succèdent et se répondent les uns aux autres, séparés par des périodes d’activité anonyme où se développent leurs créations – les autres plus restreintes, détaillant les transformations diverses d’une inspiration à travers les talents qui l’exploitent, jusqu’au moment où elle parvient à un état qui prépare (fût-ce comme toute réaction est préparée par ce contre quoi elle réagit) l’inspiration suivante, le prochain renouvellement.
2°) dans l’ensemble de la civilisation, à son époque même ; en effet le génie, très souvent, est peu « spécialisé » (Pythagore, Vinci, Descartes, Goethe, etc.) ; son activité et son influence se manifestent dans plusieurs domaines à la fois. Et n’y eût-il qu’un domaine unique où son inspiration naisse et se déploie, que les conséquences de son nouvel apport se répandraient encore bien au-delà. L’influence de Baudelaire n’est pas limitée à une certaine branche de l’activité littéraire, ni celle de Bach à la fugue et à l’oratorio. On pourrait se demander si ce n’est pas un caractère propre au génie que de donner, à une certaine forme d’art, de science ou d’action, une sorte de transcendance par rapport à son propre domaine, une valeur qui intéresse toute une civilisation ; il y aura lieu de chercher si, en vertu de cette double portée « longitudinale » et « transversale » de l’influence du génie, il n’existe pas entre lui et la notion de civilisation un rapport étroit, presque indissoluble.
III
Contrairement à la notion romantique, et pourtant d’une manière bien différente des interprétations « scientifiques », la notion du génie ici présentée est essentiellement relative. D’abord il ne peut exister de génie que par rapport à une civilisation actuelle, présente (au sens plein du terme), et en même temps à une certaine histoire où il a une place exceptionnellement bien définie. C’est en fonction de ce qui l’a précédé et de ce qui l’a suivi qu’il est possible de déterminer si un homme est un génie ou non (problème inverse du problème précédemment indiqué : quel est le génie qui est à l’origine de tel aspect nouveau de la civilisation ?).
Cette relativité doit pourtant s’entendre encore en un autre sens. Déterminer si un homme est ou non un génie n’est pas une opération dont le résultat puisse être absolument certain. En premier lieu parce que, à aucun moment, la portée historique de l’influence d’un génie n’est entièrement déterminée. La portée de l’œuvre de Sophocle ou d’Euripide restait incomplètement développée avant le classicisme français, avant l’Iphigénie de Goethe… et l’est sans doute encore aujourd’hui.
Ensuite on ne dispose pas de critères certains et objectivement formulables qui permettent d’affirmer ou de nier que tel homme donné soit un génie, même si on supposait la portée de son œuvre parfaitement définie. Or cette absence de critères objectifs ne donne pas le droit de se contenter d’une apologie de la subjectivité. S’il est vrai peut-être qu’un écrivain puisse être réellement un génie pour tel autre qu’il aura révélé à lui-même, et ne pas l’être pour un troisième en qui il n’aura pas de résonance profonde, les impressions individuelles n’ont de valeur, au-delà de l’individu, qu’en fonction précisément de la valeur de celui-ci ; la question se posera de savoir à qui nous devrons faire confiance quant à l’appréciation du génie ; les hommes de talent n’offrent pas nécessairement de garanties suffisantes ; et peut-être faudrait-il admettre, sur ce point, une sorte de génie propre au critique.
Le problème des critères doit en tous cas être abordé directement, et c’est à ce propos qu’il faudra chercher de quelle nature est au juste le concept du génie. Sans doute s’agit-il d’un concept fondé sur l’« analogie virtuelle » étudiée par M. Césari ; je chercherais alors à justifier l’analogie virtuelle comme procédé normal de constitution d’une notion, en utilisant les résultats acquis à propos de la singularité des notions, et en introduisant une critique corrélative de la généralisation.
Les analyses précédentes permettent-elles de trouver un critère bien défini du génie ? Je n’ai pas encore réussi à en formuler. Mais même s’il fallait en admettre l’impossibilité, la description pourrait cependant distinguer divers types de génie, dont chacun serait peut-être moins difficile à définir mais supposerait lui-même la notion du génie. Il faudrait préciser ici par exemple la distinction des précurseurs, celle des génies plus « spécialisés » et des génies « universels », etc.
CONCLUSION
Ce qui se dégagera de ce travail, c’est la singularité du génie, son intelligibilité d’un type spécial, sa relativité, sa dépendance et son indépendance par rapport aux déterminations psychologiques, sociologiques et surtout historiques ; c’est son rapport avec la civilisation. C’est, en deux mots, sa présence dans l’humanité que cependant il domine. Mais cette domination paraît lui conférer un genre de singularité exceptionnel, qui n’est pas la simple « singularité réelle » dont il a été question à propos de l’explication. On peut se demander s’il ne faudrait pas chercher sur un plan franchement supra-historique l’explication adéquate du génie. C’est ce que je n’ai pas voulu faire ici, surtout parce qu’une telle recherche me paraît supposer une théorie des valeurs qui n’existe nulle part à ma connaissance sous une forme satisfaisante, et que je ne me sens pas en état de faire actuellement.
Si le génie apparaît ici comme plus explicatif encore qu’expliqué, c’est peut-être qu’il n’est lui-même vraiment explicable que par ce qui est au-delà de lui. Simmel le définissait déjà par une aperception immédiate des valeurs ; idée qui conduisait Scheler à tenir grand compte de l’attitude du génie envers lui-même. Quoi qu’il en soit, on pourrait préciser et justifier, à l’aide de cette étude, l’affirmation de G. Marcel d’après laquelle on ne doit pas dire d’un homme qu’il « a » du génie, mais qu’il « est » un génie ; ceci non pas au sens de l’attribution d’une qualité, qu’écarte au contraire l’exclusion du point de vue de l’« avoir ».
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